Jean-François Decatra, Renshi Godan
“ Ce que je peux vous dire des cordes”
Article publié dans France Kyudo n°1, janvier 2021.
Sans ces quelques grammes de chanvre ou de Kevlar, rien de notre art ne serait possible. Laissez-moi vous entrainer dans la subtile relation de l’archer avec sa corde pendant un tir avant de regarder d’un peu plus près de quoi il retourne à propos de ce joli brin de fibre. Silence, on tire…
En seiza, je m’incline légèrement devant mon arc avant de m’en saisir. La corde me fait face et sa tension entre les deux extrémités de l’arc lui fait dessiner une droite parfaite, objet que la géométrie désigne comme « illimité des deux côtés et sans épaisseur », ce qui est déjà proprement vertigineux et c’est peut-être cette absolue rectitude que je salue dans ce geste.
Une fois debout en toriyumi no shisei je ressens sa présence tendue et rassurante proche de mon avant-bras, puis à yatsugae mes doigts perçoivent son épaisseur et sa surface fibreuse coche cette fois et me relève, trois doigts gantés à son contact, je la parcours du regard (tsuru shirabe qu’elle ne m’autorise pour un moment à la quitter des yeux, monomi oblige. À quand je la pince délicatement pour retourner l’arc, découvrant parfois par un poisseux inattendu avoir eu la main lourde sur le kusune ; verticale et centrée, elle me guide alors sur le chemin du tatesen comme un maître discret. Ma main droite glissant à l’horizontale vient buter en douceur sur elle pour encocher haya – en silence, ce n’est pas encore le moment pour elle d’émettre un son – l’extérieur de mes doigts repliés s’y appuient ensuite pour assurer l’alignement de otoya sous haya. Ce n’est que le début de notre échange dans ce gyôsha ; je la saisis à nouveau, à l’en) avant torikake l’intérieur du bôshi glisse sur elle jusqu’à cet infime soubresaut de l’ancrage dans le kakeguchi alors que le majeur et l’index, frères siamois jusqu’au lâcher, maintiennent la flèche à son contact par un appui doux comme une caresse sur la joue d’un bébé. Où suis-je au milieu de l’ouverture, tentant d’équilibrer la droite et la gauche dans ce combat à somme nulle et à l’issue que j’espère fulgurante, la ligne de la corde brisée au point d’encoche fait naître deux nouvelles droites, mon hineri la tourmente, ses fibres répondent à celles du bambou pendant qu’au creux du gant sa traction progressive me rappelle constamment à ne pas perdre ensô jusqu’à notre séparation où tout sera dit dans le tsurune – ce « corde-son » jamais assez entendu et encore moins écouté – tandis que sa tape amicale sur mon avant-bras au yugaeri me ramène enfin sur terre.
UN BRIN D’EXPLICATION
Sorti du shajô, l’arc posé,regardons d’un peu plus prèscet objet singulier qu’est unecorde de kyudo. Sa fabrication et sa composition pourrait remplir plusieurs volumes pour qui se donnerait la peine de creuser vraiment la question. Histoire, ethno-botanique, chimie, physique, mécanique, agriculture, savoir-faire artisanal, symbolique, étymologie, économie et même politique, chacun de ces domaines peut y être abordé. J’en effleurerai seulement quelques-uns ici et encourage vivement le lecteur à poursuivre la recherche de son côté.
On trouve trois types de cordes de kyudo :
– les cordes en chanvre (麻弦 asatsuru)
– synthétiques (合成弦 gôseitsuru)
– ou mixtes (ミックス弦 mikkusutsuru).
LES CORDES EN CHANVRE
Jusque dans les années soixante, le monde était simple, les matériaux synthétiques n’existant pas, les arcs étaient en bambou et autres bois d’origine naturelle et les cordes en chanvre. Le Japon a compté jusqu’à 25 000 exploitations agricoles cultivant le chanvre, lequel, comme un peu partout dans le monde, tenait une place fondamentale dans la société. Il en resterait une soixantaine seulement de nos jours. La France a subi le même déclin avec 176 000 ha de chanvre cultivés au XVIIIème siècle et seulement 600 ha dans les années soixante, son niveau le plus bas, pour connaître aujourd’hui un certain regain avec 17 000 ha, nous plaçant en tête des pays européens.La cause principale de l’abandon du chanvre a été l’arrivée des fibres synthétiques dans les années soixante, mais au Japon, la géopolitique s’en mêle avec le « Cannabis Control Act » qui est promulgué en juillet1948 par l’occupant américain, sur le modèle de lois fédérales similaires votées un peu plus tôt aux Etats-Unis, alors que le Japon n’avait jamais eu le moindre problème de santé publique avec cette plante. Cette loi est toujours en application et la culture du chanvre toujours soumise à des taxes importantes et à l’obligation pour les agriculteurs de maintenir le taux de THC très faible. La variété de chanvre cultivée actuellement au Japon est appelée « tochigishiro»,créée en 1983 par l’institut de recherche agronomique de la préfecture de Tochigi où se trouve la plupart des exploitations agricoles restantes, lesquelles ont l’interdiction, comme en France, de réutiliser leurs propres semences. Le travail de la fibrede chanvre est quant à luiuniversel et passe par desétapes appelées en françaisrouissage, teillage (ou défibrage) et filage et dont ontrouve l’équivalent au Japonà quelques variantes près.Les fibres de chanvre ainsiobtenues sont très solides etsont naturellement imputrescibles.
Choisir sa corde en chanvre
Pour le kyûdô, on trouve les cordes en chanvre sous trois marques principales :Katsura(桂, mot qui désigne l’arbre de Judée Japonais, Cercidiphyllum japonicum, à Ibaraki), Fuji (富士, comme la montagne, à Shizuoka),Taguchi (à Shizuoka). On trouve également, mais plus rarement, les marques Haru Kaze (« brise de printemps»,à Nagano) et Unzan (雲仙).À noter une petite dernièresortie en mars 2020 de l’atelier Yokota à Shizuoka, lamarque Jimmu(神武, nomde l’empereur légendairefondateur du Japon). Les prix varient entre 12 à 20€ l’unité.Leur production est essentiellement manuelle dans de petits ateliers qui perpétuent un savoir-faire transmis de plutôt qu’en chiffres arabes d’ailleurs, et parfois aussi sur le shimo tsuru wa lui-même, ce qui relève de l’art de l’écriture sur un grain de riz !génération en génération.Pour choisir une corde en chanvre en accord avec la puissance d’un arc, les fabricants les étalonnent avec un système de mesure du poids de la corde exprimé dans une unité traditionnelle japonaise (mais d’origine chinoise), le monme (匁) qui représente 1/1000 de kan (貫) soit 3.75 grammes. L’échelle varie de 1,5 à 2,5 monme et les tableaux de correspondance poids de la corde/poids de l’arc se trouvent facilement sur les sites internet des marchands de matériel de kyudo. Je suppose quec’est le poids d’un mètre linéaire de corde qui est indiqué car si vous pesez unecorde en chanvre vous trouverez un poids bien supérieur aux monme de l’étiquette. Le poids est visible sur l’emballage de la corde, souvent en kanji.
Garder la boucle de fil blanc
Les cordes en chanvre ont aussi la particularité d’être toujours agrémentées d’une fine boucle de fil blanc accrochée au shimotsuruwa. On en trouve aussi sur certaines cordes synthétiques ou mixtes, plutôt dans le haut de gamme. Je me suis longtemps demandé à quoi cela pouvait bien servir et certaines personnes me recommandaient même de le retirer. Je restais perplexe, pourquoi donc faudrait-il défaire ce que l’artisan a pris la peine d’insérer dans la tresse de la boucle inférieure au moment de sa fabrication ? Lors d’un stage au Japon, j’avais noué une relation avec un membre du staff avec lequel j’échangeais sur des sujets divers et variés. C’était un petit monsieur d’allure modeste, probablement retraité, qui arrivait tôt le matin avec le reste de l’équipe pour nettoyer le dôjô, refaire l’azuchi et les cibles et intervenir à toute requête des sensei. Il n’était pas rare qu’il ramasse nos flèches également lorsque nous étions un peu distraits. Il m’avait confié avoir le titre de kyôshi, « crazykyôshi» avait-il ajouté en riant, content de son jeu de mot sur kyô qui avec un autre kanji (狂) peut signifier effectivement « fou », « excentrique ». Touché par cette leçon d’humilité d’un haut gradé se mettant au service de ce stage de pratiquants de bien moindre niveau, je ne manquais pas une occasion de converser avec lui quand je le pouvais au moment des pauses et c’est lors d’un de ces échanges que je l’interrogeais sur ce brinde fil qui pendouillait à ma corde. Il m’apprit d’abord que cette petite chose quasi insignifiante portait un nom (en aurait-on douté ?) : il s’agit d’un tsuruyasume (弦休め), qui signifie littéralement un « repose-corde ».Cette boucle permet d’accrocher la corde au motohazu de l’arc débandé, ce qui la laisse solidaire de l’arc évitant ainsi qu’elle se balance au gré du vent et s’accroche aux objets alentour. Pratique en effet. Il précisa qu’on trouvait ce repose-corde sur les cordes de bonne qualité et ajouta, avec humour cette fois, que les juges à l’examen seraient très impressionnés de voir que j’utilisais ce type de cordes. Inutile de dire queça n’a pas suffi pour réussirle shinsacette fois-là!
Adapter le noeud si nécessaire
A propos de ce noeud du bas de la corde, alors que celui du haut est toujours protégé par un tissu rouge, celui du bas peut prendre des couleurs très différentes : blanc, bleu, vert principalement. Il n’y a, à ma connaissance, pas de signification à ces couleurs, même si on note une prédominance de blanc pour les cordes en chanvre. En règle générale on ne touche pas à ce noeud du bas, mais ce n’est pas une règle absolue, j’ai entendu un hanshi expliquer que si sa taille n’était vraiment pas adaptée au diamètre du motohazu, il ne fallait pas hésiter à le refaire.
Utiliser toujours la bonne corde
Une corde en chanvre peut théoriquement tenir jusqu’à 300 flèches. C’est probablement un peu théorique mais cela nous invite à travailler à lâcher en douceur ! Cependant, il est quand même fortement recommandé de n’utiliser que des cordes en chanvre pour les arcs en bambou car non seulement cela nous place dans une approche cohérente en tant que kyûdôjin à utiliser un matériau naturel avec un arc lui-même sans matière synthétique, mais au-delà de ce qui pourrait-être considéré comme une position de pur principe, sinon idéaliste, les propriétés mécaniques du chanvre s’accordent mieux avec celles du bambou et assureront à l’arc une plus grande longévité. A cela s’ajoute une qualité inattendue mais pourtant essentielle : elles cassent ! Chaque corde cassée est un bain de jouvence pour un arc en bambou qui en ressortira tout revigoré.
Personnellement je m’y conforme autant que je peux, choisissant pour l’entraînement des cordes d’un grammage légèrement supérieur à celui correspondant à la force de mon arc et pour les stages, examens ou tirs de cérémonie, je reviens à une corde au poids « de forme » de mon arc pour un tsurune plus clair et une vélocité de flèche optimale.
LES CORDES SYNTHÉTIQUES ET MIXTES
Alors que les cordes en chanvre nous ont plongés dans les traditions agricoles et artisanales ancestrales, les cordes synthétiques nous invitent au monde non moins fascinant de la chimie industrielle.
On trouve surtout dans ces cordes des fibres de la famille des polyamides aromatiques ou « aramides » : le Kevlar(nom commercial du poly(p-phénylèneterephtalamide)), historiquement le premier mis sur le marché en1971 par DuPont de Nemours, le Twaron de la société japonaise Tenjin, ou encore le Technora, de Tenjin également. On parle de « super-fibres » pour cette famille de matériaux aux propriétés exceptionnelles et dont la liste de leur utilisation dans le monde actuel serait bien trop longue à énumérer. Plus récent, le Zylon fait partie de la famille des LCP (Polymère à Cristaux Liquides), présent par exemple chez Hikarisen.
Ces cordes conviennent bien aux arcs en fibre de verre ou fibre de carbone et ont une longévité bien plus grande que les cordes en chanvre, à tel point que les fabricants recommandent de les remplacer au bout de 600 à 700 flèches car elles perdent de leur élasticité. On trouve un grand nombre de marques différentes et les prix varient entre 3€ pièce (marque Sen bon tsuru, littéralement « la corde aux mille flèches ») jusqu’à 10€ pour les plus chères. Les fabricants d’arcs sont unanimes : il faut éviter de les utiliser sur des arcs en bambou, le risque de kôgai est significativement augmenté du fait de la « dureté» de ces fibres. On trouve aussides cordes dites mixtes quicontiennent du chanvre auniveau des extrémités et quipeuvent être un compromisau chanvre pur sur les arcsen bambou pour celles etceux qui veulent tenter l’expérience. Les cordes synthétiques et mixtes ont un système de classification qui n’est pas basé sur leur poids comme celles en chanvre mais sur leur épaisseur. Elles sont en général numérotées de zéro à trois (0号1号2号3号) avec une correspondance entre le numéro et une plage de poids d’arc. La correspondance numéro/poids de l’arc peur varier légèrement d’une marque à l’autre, il convient de se référer aux indications de l’emballage ou consulter les sites des marchands de matériel.
DES CORDES SYMPATHIQUES…
Avez-vous déjà collé votre oreille sur le todake de votre arc et pincé sa corde ? En quelle tonalité joue votre arc? Celui que j’utilise principalement en ce moment produit un joli Do, doux et profond à la fois, qui résonne longuement. N’oublions pas que l’arc est le premier instrument « à corde » du monde et que sa corde en est un peu l’âme, il n’est rien sans elle, si fine et pesant quelques grammes et pourtant c’est elle qui transmettra à la flèche toute la puissance emmagasinée à l’ouverture. Prenons-en bien soin : kusune, waraji et tsurumaki adapté lui assurent longévité. Ne la surchargeons pas d’un nakajikake long et épais, il doit être aussi court et fin que possible, elle donnera ainsi le meilleur d’elle-même.
Je forme le voeu que la possibilité de voyager au Japon de nouveau se présente prochainement. Ce seront peut-être des voyages différents, moins fréquents, plus attentifs à l’empreinte carbone (vieux rêve de transsibérien) et à cette occasion je tenterai de visiter l’atelier d’un maître cordier (tsurushi,弦師) et je promets de revenir dans ces pages pour en rendre compte.
En attendant, je serai ravi d’échanger avec les lecteurs du Kyûdô magazine pour enrichir notre connaissance commune sur le sujet des cordes.
Remerciements : madame Tsutako ÔNUMA de Asahi Kyugu (Tôkyô),monsieur Masahiro SAWAYAMA, fabriquant de cordes (Shizuoka), le producteur de chanvre Yashûasa (Tochigi), et Naeko OHTA pour son aide précieuse pour les contacts au Japon.